L’IA est-elle en perte de vitesse?

Des chiffres sur les brevets semblent indiquer un ralentissement de la recherche en matière d’intelligence artificielle. La raison est peut-être à chercher du côté du secteur privé qui concentre maintenant l’essentiel des efforts dans le domaine, ce qui rétrécit le champ des nouvelles recherches.

Le domaine de l’IA est en plein boom, alors que des décennies de recherche livrent enfin de nouveaux outils et modèles qui approchent, voire égalent, l’intelligence humaine.

L’IA semble être à son apogée que ce soit avec les nombreuses contributions de DeepMind, telles que le jeu et la modélisation prédictive du pliage des protéines, thème qui a résisté aux scientifiques pendant des décennies, ou avec le langage humain généré par GPT-3, le dernier venu de la révolution de l’«apprentissage profond» qui imite le néocortex humain1.

Mais est-ce vraiment un âge d’or? Après tout, le domaine a déjà fait l’objet d’annonces prématurées par le passé. Dans les années 1960, Herbert Simon donnait 20 ans aux ordinateurs pour rivaliser avec les humains. Un des pères de l’informatique, Marvin Minsky, prédisait l’apparition de l’intelligence artificielle en une génération seulement. Aucune de ces prédictions ne s’est encore réalisée.

Economist Impact a analysé l’histoire et le rythme de l’innovation dans des secteurs technologiques clés. À l’aide d’outils de science des données, nous avons développé une approche exclusive pour mesurer le dynamisme de l’innovation en analysant le langage utilisé dans les articles scientifiques et les brevets2.

L’hiver suit l’été

Notre analyse de l’IA révèle une course à l’innovation au début des années 1980 qui s’est considérablement ralentie au cours de la deuxième moitié de la décennie. Il s’agit du deuxième «âge de glace de l’IA», qui fait référence aux périodes où le domaine a eu du mal à fournir des résultats ce qui a entraîné un ralentissement du financement et de la recherche. Pourtant, ce n’était pas tout à fait une période de vaches maigres. Notre modèle indique que des concepts clés, tels que les réseaux neuronaux et l’apprentissage profond, ont attiré plus d’attention, même pendant les périodes calmes, et ont posé les bases des découvertes actuelles. (Après tout, il peut y avoir de très longs décalages entre les concepts, les outils et les technologies d’IA. De fait, le premier «neurone artificiel» a vu le jour en 19433.)
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Recul du nombre de thématiques

Nos recherches révèlent un recul global de la diversité linguistique dans la littérature académique à partir d’environ 2006. Celle-ci atteint son niveau le plus bas au cours des dernières années mesurées pour cette période. Plus positivement, la diversité linguistique des brevets a augmenté au cours de cette période.

Cela corrobore d’autres preuves suggérant que le domaine se concentre de plus en plus sur un sous-ensemble de thèmes, ce qui pourrait entraîner des recherches plus approfondies sur la commercialisation en termes d’étendue, de risque et d’innovation.

Juan Mateos-Garcia, directeur de l’analyse des données chez Nesta, a travaillé sur une étude pour explorer la diversité thématique dans la recherche sur l’IA. Il a utilisé un échantillon de 110 000 articles sur l’IA et la modélisation thématique pour quantifier la composition thématique de la recherche dans le domaine et estimer la diversité des recherches. Il a constaté que la diversité thématique avait diminué au cours de la dernière décennie, alors que l’IA semble prendre son essor dans le monde réel. «On s’attendrait à ce que l’expansion du marché de l’IA favorise la diversité, mais notre hypothèse initiale [avant de mener nos recherches], selon laquelle la diversité stagnait, s’est avérée, malgré l’expansion du domaine», explique M. Mateos-Garcia.

Selon lui, l’une des raisons est que le secteur privé est l’acteur dominant du financement et de la recherche en IA et que les entreprises se concentrent sur une palette plus restreinte d’applications orientées vers le marché. «Les acteurs de l’industrie concentrent davantage leurs efforts sur quelques technologies. Mais on n’est jamais certain du résultat quand on cherche à innover.»

Vers un affaiblissement de la recherche universitaire?

M. Mateos-Garcia soutient que les universités concentrent également davantage leurs recherches, en partie en raison de la participation croissante de l’industrie. C’est inquiétant, car les établissements universitaires étaient le foyer des percées de l’IA par le passé, de l’université d’été historique de 1956 du Dartmouth College (qui est considérée comme marquant le coup d’envoi de l’ère de l’IA) aux programmes de travail du projet Stanford AI et du MIT AI Lab. Les innovations primordiales qui alimentent aujourd’hui l’IA, telles que les réseaux neuronaux et l’apprentissage profond, sont ancrées dans le monde universitaire.

Bien que la commercialisation soit clairement importante pour assurer des investissements constants dans l’IA afin de résoudre les problèmes du monde réel, il existe des inconvénients à la tendance actuelle vers une concentration des thèmes.

M. Mateos-Garcia s’inquiète non seulement du rétrécissement du spectre de l’innovation en matière d’IA, mais aussi que le domaine dans son ensemble ne parvient pas à innover dans les thématiques qui sont les plus urgentes. «Nous avons constaté des progrès incroyables dans la publicité et les réseaux sociaux et dans une certaine mesure dans la découverte scientifique, AlphaFold en étant l’exemple le plus récent, mais l’IA nous a-t-elle vraiment aidés dans beaucoup des grands défis sociaux: l’éducation, la santé et l’environnement, et même la Covid-19? Les preuves de son impact sont rares.»

D’autres chercheurs en IA de premier plan ont également exprimé leur inquiétude face à la stagnation du domaine, avec un côté des capacités exceptionnelles pour réaliser des tâches limitées, mais de l’autre peu de signes d’approcher la flexibilité et l’adaptabilité qui caractérisent l’esprit humain4.

Vent d’est

Une dernière tendance visible dans notre modèle est un changement décisif des régions hébergeant l’innovation en matière d’IA, passant de l’Amérique du Nord et de l’Europe dans les années 1960 et 1970 vers l’Asie de l’Est, en particulier le Japon et la Chine. La part de la Chine dans la recherche mondiale sur l’IA en Chine a bondi de 4% en 1997 à 28% en 2017, soit plus que n’importe quel autre pays5.

Cette tendance consolide en partie l’évolution plus large vers des applications commerciales et pratiques plutôt que vers la recherche fondamentale. En mars 2019, 1 189 entreprises chinoises étaient spécialisées dans l’IA, ce qui place le pays juste derrière les États-Unis et ses plus de 2 000 entreprises. Elles se concentrent principalement sur la reconnaissance vocale et visuelle qui est utilisée dans des domaines tels que la vente au détail, la fintech, les transports et le divertissement. Les grandes entreprises chinoises bénéficient d’un avantage par rapport aux entreprises occidentales, c’est de disposer d’une population de 1,4 milliard d’habitants. De fait, la puissance de l’IA repose, en grande partie, sur d’énormes flux de données qui permettent un perfectionnement et un réétalonnage en continu. Mais cela alimente la catégorie des «IA faibles» axées sur la résolution de problèmes très spécifiques6.

À l’instar des sciences dont elle fait partie, l’IA est en constante évolution entre les innovations de base des concepts et modèles fondamentaux (ou «paradigme») et ce que l’historien des sciences Thomas Kuhn a appelé la «science normale», dans laquelle les chercheurs bricolent dans un cadre convenu par un grand nombre. La commercialisation de l’IA pour résoudre les problèmes du monde réel est en partie un signe de succès, compte tenu des périodes de vache maigre passées. Mais comme le montre notre modèle, ces ères glaciaires peuvent parfois être une période productive de réflexion et d’expérimentation.

L’avenir nous réservera probablement des surprises, car certaines prédictions (aussi bien positives que dystopiques) ne se concrétisent pas et d’autres applications et utilisations inattendues émergent. Déjà, l’opinion selon laquelle l’IA et l’automatisation conduiront à un chômage de masse est remise en question par un discours plus nuancé, basé sur son déploiement réel, dans lequel elles augmentent les capacités humaines. Par exemple, en réalisant les tâches répétitives, elle permettrait aux gens de développer des compétences et une maîtrise de questions complexes, tout en corrigeant les erreurs et les préjugés qui pourraient avoir un impact sur les performances professionnelles7. L’importance de la supervision humaine créera de nouvelles catégories d’expertise et de compétences autour d’une IA éthique et responsable qui peuvent, à terme, mener à de nouveaux programmes de recherche visant à faire émerger la prochaine génération d’innovations en matière d’IA.

  1. Informations pour les investisseurs

    • 27% des entreprises ont adopté l’IA pour optimiser leurs opérations de service, 22% pour améliorer leurs produits et, à l’autre bout du spectre, 16% l’utilisent pour la modélisation des risques et 14% pour l’analyse de la fraude et de la dette selon l’enquête McKinsey de 2021 sur l’IA.
    • L’IA est utilisée pour résoudre les problèmes de calcul quantique. Dans un exemple récent, elle a permis de décomposer un problème qui nécessitait 100 000 équations en seulement quatre équations sans perte de précision.
    • Selon Forbes, quelque 97 millions d’emplois impliquant l’IA dans le monde seront créés entre 2022 et 2025, ce qui contribuera à transformer presque tous les secteurs, mais les employeurs auront du mal à pourvoir les postes. 

[1] https://arxiv.org/pdf/2205.03401.pdf
[2] Notre modèle révèle également un dynamisme à partir de 2010 (voir Figure 2, ci-dessous), y compris en ce qui concerne des concepts fondamentaux qui alimentent les applications actuelles, comme les réseaux antagonistes génératifs (GAN) et l’apprentissage «zero-shot». Ces deux applications sont essentielles à la classification des images et des données dans laquelle l’IA excelle. En 2012, AlexNet, une architecture de réseau de neurones convolutifs qui a surpassé les autres modèles en matière de reconnaissance d’images, a marqué une étape importante. Il est considéré comme l’un des articles scientifiques les plus influents publiés sur la vision par ordinateur. Yann LeCun, chercheur respecté en IA, a qualifié les GAN d’«idée la plus intéressante [dans le domaine de l’apprentissage automatique] depuis dix ans.»
[3] https://towardsdatascience.com/mcculloch-pitts-model-5fdf65ac5dd1
[4] https://www.bbc.co.uk/news/technology-51064369
[5] https://hbr.org/2021/02/is-china-emerging-as-the-global-leader-in-ai
[6] https://hbr.org/2021/02/is-china-emerging-as-the-global-leader-in-ai
[7] https://www.raconteur.net/technology/artificial-intelligence/ai-human-augmentation/

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